jeudi 22 octobre 2009

Parfois se taire - le temps des vendanges

Moi qui adore faire des listes, et détailler, mot par mot, tout ce qui me ravit ou m’honore ou me bouleverse, ou me repêche, ou me guérit, ou me console, moi qui glâne patiemment les noms des villes, des nuages, des courants, des odeurs, moi qui traque inlassablement le vent, le vin, les trains, les fleuves, les îles, les baisers, moi qui compte mes chances, et les recompte en secret le soir, comme un paquet miraculeux de miettes précieuses, comme ces morceaux de sea glass que ma mère ramasse sur les plages, petits éclats qui ne valent rien et qui valent tout, moi qui écris pour me donner du courage, moi qui choisis de relater la lumière, ou la trace qu’elle laisse, ou la trace qu’elle aurait pu laisser; j’ai perdu le compte.

C’était la fin de semaine de l’Action de grâce, j’avais résolu de faire une nouvelle liste, celle des choses et des gens à quoi, à qui j’avais envie de dire merci, j’avais mon petit projet d’état des lieux dans la tête et je me promenais avec depuis quelques jours déjà. Ça me plaisait. Ça m’allumait l’oeil. Ça me faisait faire attention aux jolies choses.

Et puis le samedi on a joué la Trilogie, c’était la première fois depuis cet été, et l’énergie était incroyable, je crois, en tout cas d’où je regardais, quelle joie, quelle joie de se retrouver tous, on était dans un théâtre, je n’avais presque pas dormi de la nuit parce que dans la chambre j’avais eu chaud, puis il y avait eu des moustiques, puis j’avais pensé à toutes sortes de choses, au spectacle, à la vie, à nos vies, à ce qui se répare sans qu’on s’en rende compte, à ce qui se prépare, aussi, à notre insu, à tout ce qui avance sans nous, malgré nous, à ce qu’on appelle; puis après toutes ces pensées j’avais eu faim, je m’étais relevée et j’avais mangé du yogourt à 4h30 du matin, avec du miel, en me disant que je n’avais aucun contrôle sur cette nuit, et que ce n’était pas plus mal, puis j’avais finalement dormi, enfin, bien mais trop peu, bref, on était partis pour onze heures et j’étais enchantée mais épuisée d’avance. Ce sont des choses qui arrivent.

On a fait la première pièce. Quand on a eu fini, les autres jouaient encore, ceux de la seconde pièce se préparaient en-haut, et Linda m’a dessiné mon tatouage dans le dos pour prendre de l’avance.

Je portais la robe d’Hélène, ouverte derrière, pour faire sécher l’encre sur ma peau. Et je me suis dirigée vers ma loge, au deuxième étage au fond. Le couloir était vide. Quand je suis passée, la loge des habilleuses était pleine de linge propre en train de sécher, fenêtres grandes ouvertes sur les derniers moments de beau temps avant l’automne, il était environ seize heures trente, je me suis arrêtée, je me suis tournée vers l’ouest, le soleil était parfaitement horizontal et entrait, perpendiculaire, sans équivoque, catégorique, et le courant d’air qui courait était lui aussi impérieux, ça sentait le coton et la lessive fraîche, les cloches sonnaient, je le jure, les cloches se sont mises à sonner, et je suis restée, yeux fermées dans cette évidence, à court de mots, à quoi bon faire la liste de tout ce qui menait à cet instant, puisque cet instant existait, j’étais dedans, toute seule, dans un théâtre rempli à craquer, j’étais toute seule avec mon bonheur inexplicable, j’étais toute seule et c’était parfait.

Je n’ai pas fait de liste.

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