mardi 8 décembre 2009

Ne me quitte pas

Je la regarde avec des yeux d’amoureuse transie, ma belle ville amie. Je la regarde avec déjà comme un parfum de nostalgie qui me prend la nuque en douce et me fait frissonner un peu, comme le souvenir d’une écharpe qu’on a aimée puis perdue - comme l’empreinte d’une main qui cherchait la peau à la jonction des cheveux, la peau intacte, la peau de bébé, une main qui faisait tout le temps ça et qui maintenant n’est plus là.

Depuis cinq ans, à toutes les fois que je suis partie d’ici, je savais exactement quand j’allais revenir. Le 22 décembre, quand je vais rentrer à la maison, ce sera la première fois depuis tout ce temps-là que je ne saurai pas ce qui me ramènera ici, ni dans combien de temps. C’est fou, je ne pensais plus que ce moment arriverait.

Alors je me promène comme une ingénue dans les rues, légère comme un premier baiser, le nez en l’air, et je regarde tout comme si c’était la première ou la dernière fois, c’est pareil. Dans les odeurs de pain, de parfums de femme, d’urine, de feux de charbon, de poussière sucrée, de mer, de feuilles mortes et de pâte à crêpe, j’essaie de tout garder, tout, et de couler les effluves mêlées dans un flacon scellé au fond de ma mémoire, pour pouvoir dire: je vais à Paris, fermer les yeux, respirer et puis y être.

Je marche dans mon ailleurs originel, et je mesure à chaque pas l’étendue de mon amour pour cette ville, j’aime, j’aime, j’aime Paris, et Paris m’aime aussi, pour toujours, je le sais, je le sens, ces amours-là n’ont besoin de rien, ni promesses, ni garanties, ni photos, ni ciel de lit. Ni baisers. Ni merci. Tout est tellement déjà dit. Les noces ont eu lieu il y a tellement longtemps que plus personne ne souvient de qui était tombé amoureux le premier.

samedi 21 novembre 2009

Écrire

Regarder par la fenêtre. Faire des petits dessins dans un grand cahier qu’on traîne depuis deux mois. Avec des flèches, des coeurs, des petits barbos, des dates qui ne marchent pas toutes. Voir la lumière changer. Trouver la lumière parfaite. Éplucher une clémentine. L’oublier. Aller se laver le visage, aller se laver les mains. Sentir la rose. Faire un thé vert japonais et compter les minutes d’infusion alors qu’on ne fait jamais ça. Monter le chauffage. Mettre un foulard. Mettre de la musique, écouter du Bach, écouter Bon Iver, écouter Cat Power, fermer la musique. Appeler ma soeur. Trouver avec elle mon père et mon frère, parler une demi-heure, changer de sujet, parler de Noël, de vaccin, des chances de gagner du Canadien et de quoi faire pour souper. Raccrocher, avoir le goût d’aller patiner. Écouter de la musique de Noël. Descendre les poubelles. Marcher dehors pour la première fois de la journée. Aller acheter de la soupe aux tomates, du jambon, du pain. Revenir. Se verser un verre de vin rouge.

S’asseoir devant l’ordinateur, rester les yeux dans le document ouvert, ouvrir un autre document. Relire un bout de l’histoire de Mike, notée sur une feuille volante. Transcrire une phrase. Ouvrir une fenêtre. Penser à Mike qui racontait sur la terrasse avec tant d’humilité et de douceur, derrière ses fonds de bouteille trop grands. Penser que personne, jamais, ne demande à Mike de raconter. Trouver ça triste.

Faire des toasts. Faire chauffer la soupe. Changer l’eau des fleurs qui ont perdu toutes leurs feuilles en une nuit. Manger le sandwich et aller refaire du thé.

Prendre ses courriels. Espérer que quelqu’un nous ait écrit quelque chose de beau, quelque chose de formidable, de fou, espérer une bonne raison de hurler de joie ou de tout laisser tomber pour sauter dans le premier avion, on aurait le temps, on ne joue pas avant samedi. Espérer un mot de toi. Espérer être bouleversée.

Trois nouveaux messages. Des billets pour un spectacle et un autre mot gentil. Ce n’est pas tout à fait ça mais c’est quand même mieux que des prospectus. C’est mieux que tout à fait rien. Se demander tu es où. Se demander si toi tu sais. Qui je suis. Et que tu t’en viens.

Avoir soif. Avoir mal aux épaules. Réchauffer le thé. Penser à Juliette qui lu dans ma tasse et qui n’a pas vu d’amoureux. Espérer qu’elle se trompe, la petite vlimeuse, avec ses 94 ans que tu te dis c’est sûr qu’elle lit pour vrai dans les feuilles, c’est sûr que ça marche son affaire. Câline. Donner le nom de Maurice à un personnage plutôt qu’à un enfant. Répéter les noms: Rosa et Maurice. Ça marche. Se dire qu’on n’ira pas à Berlin, finalement, c’est trop loin. Se dire il faudrait qu’on apprenne l’allemand, c’est ridicule. Être un peu découragée. Être un peu toute seule à Stuttgart. Être un peu habituée.

Regarder par la fenêtre.

Recommencer demain.

vendredi 20 novembre 2009

L'Allemagne c'est un salon tout chaud et qui sent bon

Quand je suis partie de Lyon lundi, j’avais deux bouteilles d’eau, un petit thermos de thé à la menthe, deux clémentines et de la mangue séchée. J’ai bu une des bouteilles d’eau à la gare en attendant le train, j’avais du temps, j’avais plein de temps, pour aller m’acheter un sandwich ou je sais pas, des biscuits, quelque chose, pour mon long voyage en train qui allait durer cinq heures. Je ne l’ai pas fait, parce que je me suis dit, bon allez, je vais manger au wagon-restaurant, les salades sont pas trop mal et puis je suis si chargée. Je babillais avec mes amis et puis je suis partie.

J’ai pris mon train. J’étais fatiguée, j’étais épuisée, j’ai mal dormi cette fin de semaine, j’avais la tête pleine de soupirs, alors j’ai somnolé un peu sur le siège d’à-côté jusqu’à la gare suivante où une équipe de quelque chose est embarquée dans mon wagon pour ne plus me lâcher. Ils étaient jeunes, ils n’étaient pas vraiment beaux, ils sentaient drôles, ils jouaient aux cartes, ils étaient là pour rester. Je n’ai plus dormi. Pas grave. Je vais aller au wagon-restaurant, que je me dis. J’ai faim et puis j’ai pas tellement l’esprit d’équipe aujourd’hui.

Je pars donc dans le train.

Je marche.

Je marche.

Une voiture. Cinq voitures. Huit voitures. Douze, je sais plus. C’est long.

Et puis c’est le bout du train.

Les rails qui fuient dans le soleil blanc de novembre, pareil comme dans les films, on dirait que je viens de rencontrer mon générique. Sauf que.

C’est pas la fin du film, il me reste encore quatre heures et demie dans ce train, où est donc le wagon-restaurant?

Je repars dans le sens inverse, et je pense à mes deux pauvres clémentines, je me dis non, non, non, c’est pas possible, il doit y avoir un chariot, avec du café et des barres de céréales, une machine à liqueur, quelque chose.

Je trouve le contrôleur. Je lui demande en tentant de camoufler mon affolement: s’il-vous-plaît, où est le wagon-restaurant?

Ah ben il y en a pas. J’ai pas écouté son annonce?, nooon, non j’ai pas écouté je dormais je pense bien, ah ben voilà, elle a pas écouté, ben non, ben y en a pas. Et il se trouve un peu drôle. Je dis: on fait un voyage de cinq heures dans ce train, l’eau dans les toilettes est non-potable, et il n’y a pas de wagon-restaurant? Vous avez une petite charrette, quelque chose. Ah ben non, une charrette, ha ha ha, vous venez pas d’ici, non je viens pas d’ici, je veux dire, un chariot, un petit kiosque, aaahh elle est pas d’ici (prenant les autres voyageurs à parti), elle est pas d’ici, elle écoute pas mes annonces, elle veut un kiosque, ben il y a rien, voilà, vous êtes en France! C’est bon pour la ligne, mademoiselle, vous devriez me remercier, qu’il me dit, pendant que je m’enfuis vers mon wagon, mon équipe d’adolescents, mon I-Pod et mes deux clémentines.

J’ai pleuré dans le train, en écoutant la bien-nommée liste de lecture “Pleurer dans les trains”, j’ai pleuré un bon coup, et ce n’était pas seulement à cause de l’absence de wagon-restaurant, mais quand même. C’était aussi à cause de ça. C’était à cause de tous les absents, qui ce jour-là avaient plus tort que jamais. C’était à cause de tout ce sur quoi on pense qu’on peut compter, mais qui disparaît ou qui nous blesse ou qui est non-potable. C’était à cause de tout ce qui fuit. C’était à cause de ma peine, et d’une sorte de déception qui n’avait pas commencé dans ce train, qui avait commencé il y a si longtemps que je ne me rappelle même plus ce qui un jour m’a tant déçue, mais qui a culminé là, qui s’est épanoui en grand sur la banquette à quatre d’un train Corail qui a roulé interminablement vers le Nord. J’ai bu mon thé, j’ai écouté des chansons d’amour, j’ai mangé les pauvres clémentines, et j’ai fini par arrêter de pleurer.

Je suis enfin arrivée, et je ne sais pas: plus rien n'était grave, j’ai sauté dans un autre train à Strasbourg, ma copine est venue me chercher à la gare de Stuttgart, et plus rien n’avait de poids - la cuisine de Julianna avait la même odeur que la première fois que je suis arrivée chez elle il y a déjà deux ans, chez elle ça sent la sauge, le riz au jasmin, les écorces d’orange et le thé chaud, et je suis inatteignable. Elle m’a fait un petit lit dans le salon, j’ai arrêté d’avoir froid, j’ai dormi des heures et des heures, comme si j’étais cachée chez mes parents, dans une maison où personne ne peut venir me chercher.

L’Allemagne c’est le salon de Julianna. C’est un des pays les plus doux que je connaisse. Et on ne sort pas souvent, mais quand il faut, dehors il y a du lierre et de la lumière toute horizontale, c’est plein d’effluves végétaux et de feux de bois, ça sent la terre, la feuille qui meurt, l’automne qui veut vivre. Même pas froid. Même plus triste. Et je me repose, moi qui ne savais pas que j’étais si fatiguée.

mercredi 4 novembre 2009

Lovely




À Londres, tous les musées sont gratuits. Ce qui fait qu’ils sont remplis de gens. Samedi dernier, c’était l’Halloween, et la Tate Britain était pleine à craquer d’enfants. C’était de toute beauté. Il y en avait partout, partout, partout, il y en avait dans presque toutes les salles et il y en avait au beau milieu des halls, des couloirs, des escaliers. Ils bricolaient des squelettes, des araignées ou des citrouilles, ils se faisaient raconter des histoires de peur, ils se faisaient tirer le spooky portrait dans une cabine genre photomaton patentée, ils ont même eu droit à un opéra japonais devant une citrouille géante au milieu des portraits des Tudor. Il y avait du papier, des ciseaux, de la colle et des retailles de carton partout. Quand je dis partout, je veux dire partout. Il y avait des enfants partout. Couchés par terre, assis dans les coins, avec leurs parents, ils étaient chez eux. C’était bouleversant, je vous jure. C’était la fête et ça se passait au musée, dans ce lieu d’art investi par les familles, une vraie rencontre entre les enfants, et la beauté, et le plaisir. Je suis certaine que ces petits Anglais vont fréquenter les musées toute leur vie. Parce qu’on leur montre qu’ils y sont les bienvenus. Parce qu’on leur apprend, avec raison, que rien n’est hors de leur portée. C’était absolument réjouissant, et j’étais bien contente d’avoir à enjamber tout ce beau monde pour aller lire le nom des tableaux. Ça m’a émue à mort. Une société qui réussit à remplir ses musées d’enfants, et si joyeusement, c’est admirable.

Le rapport à la culture en général m’a complètement renversée. À Londres, la culture est conviviale. Mais vraiment. Hier soir, au show de danse qu’on est allées voir, les trois filles à côté de moi avaient leur bouteille de vin blanc en-dessous du banc et partageaient un verre aux entractes. C’était de la danse contemporaine, la salle était immense et c’était pratiquement complet, et on pouvait manger de la crème glacée ou boire une Guinness pendant la représentation. Il y avait plein de bandes d’amis, et des gens de tous les âges. Avec les filles on s’est pris une salade qu’on a mangée assises par terre dans un coin à la première pause, et c’était tout ce qu’il y avait de plus naturel, et j’ai beau chercher, je ne connais pas de salles de spectacle chez nous où je me sente si simplement accueillie comme spectatrice. Mais c’est un état d’esprit général, en fait. Ce n’est pas tant la salle que les spectateurs. Ce n’est pas tant Londres que les Londoniens.

Aaaahhh, les Londoniens. Qui sont tous bien habillés (on a beau dire, mais un homme avec un manteau qui a de la gueule ou un veston bien coupé, ça fait quand même fléchir le genou plus facilement). Qui veulent tous porter votre valise énorme. Qui viennent à votre rencontre pour vous aider quand vous affichez un air un peu perdu devant un plan, et qui ont cet accent charmant pour vous montrer le chemin. Qui vous offrent le champagne s’ils ont fait une erreur dans votre réservation pour le traditionnel afternoon tea, et qui ont avisé le chef que c’était votre anniversaire quand vous revenez le lendemain...

Sans blagues, ces gens sont délicieux.

J’ai eu vingt-neuf ans là-bas, sur les hauteurs de la London Eye, à 135 mètres au-dessus de la Tamise, d’où je voyais l’eau en-bas, le temps en-dedans et des dizaines d’avions dans le ciel de Londres, filer, filer, filer à toute vitesse et dans tous les sens.

lundi 26 octobre 2009

On peut danser dans la cuisine

“Écris - Pour qui?

- Pour les morts, pour ceux que tu aimes,

dans un monde qui fut

- Mais le liront-ils? - Non!

- Kierkegaard.


On peut danser pour rien. On peut danser avant le souper, on peut danser dans l’herbe, on pourrait danser au soleil plutôt que de danser dans la nuit, c’est vrai, c’est Estelle ma copine qui le dit, elle a bien raison, ce serait chouette danser l’après-midi, et nu-pieds aussi. On peut danser devant le théâtre.

À Nantes un vendredi après la répétition (on a répété une fois avant la première Trilogie), Yannick a approché la voiture et mis la musique à fond dans l’allée, parce qu’on attendait, parce que la journée finie on ne savait plus contre quoi se lancer, ça fait ça parfois, finir tôt, et tout le monde a dansé. C’était super. Danser de toutes ses forces, dehors, pour rien, c’est super.


Danser dans la rue. Danser dans la chambre, danser sur le lit. Danser dans l’hiver. Danser dans le trafic. Danser dans le bus. Danser sur le toit. Danser aux saluts. Danser contre la mélancolie et contre moi qui m’ennuie de toi qui ne s’ennuie pas. Danser contre toi. Danser sans musique. Danser en secret. Danser toute seule, comme un feu, quant tu voudras me rejoindre tu le diras, quand on m’invite à danser, je dis toujours oui, c’est un principe, c’est tellement dur demander, je le sais, je ne refuse jamais ça, ni une danse, ni un baiser.


J’ai déjà entendu quelqu’un dire qu’on faisait du théâtre pour se mettre à table ensuite, ensemble, manger et boire autour d’une grande table avec les amis, les camarades, et je trouve ça assez juste.

Moi je pense que j’écris pour danser ensuite, un jour, qu’on danse ensemble, j’écris en attendant de danser avec toi.





jeudi 22 octobre 2009

Parfois se taire - le temps des vendanges

Moi qui adore faire des listes, et détailler, mot par mot, tout ce qui me ravit ou m’honore ou me bouleverse, ou me repêche, ou me guérit, ou me console, moi qui glâne patiemment les noms des villes, des nuages, des courants, des odeurs, moi qui traque inlassablement le vent, le vin, les trains, les fleuves, les îles, les baisers, moi qui compte mes chances, et les recompte en secret le soir, comme un paquet miraculeux de miettes précieuses, comme ces morceaux de sea glass que ma mère ramasse sur les plages, petits éclats qui ne valent rien et qui valent tout, moi qui écris pour me donner du courage, moi qui choisis de relater la lumière, ou la trace qu’elle laisse, ou la trace qu’elle aurait pu laisser; j’ai perdu le compte.

C’était la fin de semaine de l’Action de grâce, j’avais résolu de faire une nouvelle liste, celle des choses et des gens à quoi, à qui j’avais envie de dire merci, j’avais mon petit projet d’état des lieux dans la tête et je me promenais avec depuis quelques jours déjà. Ça me plaisait. Ça m’allumait l’oeil. Ça me faisait faire attention aux jolies choses.

Et puis le samedi on a joué la Trilogie, c’était la première fois depuis cet été, et l’énergie était incroyable, je crois, en tout cas d’où je regardais, quelle joie, quelle joie de se retrouver tous, on était dans un théâtre, je n’avais presque pas dormi de la nuit parce que dans la chambre j’avais eu chaud, puis il y avait eu des moustiques, puis j’avais pensé à toutes sortes de choses, au spectacle, à la vie, à nos vies, à ce qui se répare sans qu’on s’en rende compte, à ce qui se prépare, aussi, à notre insu, à tout ce qui avance sans nous, malgré nous, à ce qu’on appelle; puis après toutes ces pensées j’avais eu faim, je m’étais relevée et j’avais mangé du yogourt à 4h30 du matin, avec du miel, en me disant que je n’avais aucun contrôle sur cette nuit, et que ce n’était pas plus mal, puis j’avais finalement dormi, enfin, bien mais trop peu, bref, on était partis pour onze heures et j’étais enchantée mais épuisée d’avance. Ce sont des choses qui arrivent.

On a fait la première pièce. Quand on a eu fini, les autres jouaient encore, ceux de la seconde pièce se préparaient en-haut, et Linda m’a dessiné mon tatouage dans le dos pour prendre de l’avance.

Je portais la robe d’Hélène, ouverte derrière, pour faire sécher l’encre sur ma peau. Et je me suis dirigée vers ma loge, au deuxième étage au fond. Le couloir était vide. Quand je suis passée, la loge des habilleuses était pleine de linge propre en train de sécher, fenêtres grandes ouvertes sur les derniers moments de beau temps avant l’automne, il était environ seize heures trente, je me suis arrêtée, je me suis tournée vers l’ouest, le soleil était parfaitement horizontal et entrait, perpendiculaire, sans équivoque, catégorique, et le courant d’air qui courait était lui aussi impérieux, ça sentait le coton et la lessive fraîche, les cloches sonnaient, je le jure, les cloches se sont mises à sonner, et je suis restée, yeux fermées dans cette évidence, à court de mots, à quoi bon faire la liste de tout ce qui menait à cet instant, puisque cet instant existait, j’étais dedans, toute seule, dans un théâtre rempli à craquer, j’étais toute seule avec mon bonheur inexplicable, j’étais toute seule et c’était parfait.

Je n’ai pas fait de liste.

lundi 19 octobre 2009

Je n'ai pas peur de la route

Avant-hier j’étais à Nantes. Dans un lieu très étrange. Un divan-lit ouvert tout le jour. Des couvertures bleues en polar, deux, pourtant pas suffisantes pour me tenir chaud. Je dormais avec des chaussettes qui montaient jusqu’aux cuisses et un chandail à manches longues. Plus une écharpe, au début de la nuit. Il y avait là aussi: des roses de toutes les couleurs, achetées pour célébrer mon dos blessé qui allait mieux, des citrons en quantité parce qu’ils vendaient le filet seulement un euro quinze au Marché Plus d’à côté , un sèche-cheveux local (j’ai fini par céder, je déteste avoir les cheveux humides, j’ai acheté un séchoir, salut les écolos comme dirait mon amie Anne-Marie), une télé à écran plat que je n’ai jamais allumée, quelques cadres sous le thème “voiles, mer et marins”, sans doute pour s’accorder au slogan de l’établissement (Cap sur les affaires, pour cadrer avec la Bretagne environnante, un bijou de cohérence tout ça, ça fait chaud au coeur du voyageur), des maringouins, toujours deux ou trois, une grande douche, des rideaux, des fins blancs en mousseline, et aussi des bleus plus lourds. Un épais tapis bleu roi. C’était très calme. Ça sentait bon, ça sentait les draps propres. Le savon blanc. Malgré tout je pense que l’air n’était pas super, et le lit était très inconfortable.

J’ai passé deux semaines là-bas. C’était une chambre trop petite (on pouvait à peine faire le tour du lit), pas spécialement jolie.

Mais. Comment dire.

Un jour pendant la première semaine, j’étais là-dedans, dans cette espèce de cabane impersonnelle, à faire mes petites affaires (cap sur mes petites affaires), ranger un peu, changer l’eau des fleurs, je sais pas quoi - et je me suis dit: cet endroit est complètement artificiel, et objectivement c’est très curieux de vivre ici, d’essayer de vivre normalement ici. C’est contre-nature. C’est presque un décor. C’est extrêmement bizarre d’être ici.

Et ce qui est encore plus bizarre, c’est que je me sens chez moi. Je trouve ça presque plus normal d’être là, dans cette chambre-là, que dans mon appartement. Depuis quatre ans, j’ai passé plus de temps dans des no-where que dans de vraies habitations. Je me suis doucement déséquilibrée. J’ai l’impression d’être ici à la maison.

N’empêche. Elle avait quelque chose, cette chambre. Elle était bien.

En tout cas: elle a été, pour quelques nuits, mienne.

Chambre 301. Salut.

vendredi 16 octobre 2009

Amuse-bouche


Pour (re)commencer: une histoire de fille toute seule en voyage, puisque si je ne suis plus seule, je suis partie seule, et que ces petits moments de, hum, disons d’éternité, à cheval entre le ridicule et le sublime, n’arrivent qu’aux filles toutes seules loin de chez elles. Je le sais, ça m’arrive assez souvent, j’ai appris à reconnaître ce parfum reconnaissable entre tous du désespoir comique, qui donne le goût de brailler sur le moment, mais fera assurément la joie des correspondants restés à la maison et qui attendent précisément ce genre de récit pour se bidonner un bon coup.

Aéroport de Toronto. Sept heures d’attente. Ne me demandez pas comment ça a pu arriver, compte tenu du fait que je partais pour la France, c’est arrivé, et ça fait partie de la game, mettons ça sur le compte du fait qu’on ne part pas tous égaux dans la vie, et qu’il y en a qui se font surclasser parce qu’ils ont de beaux souliers, et d’autres qui attendent sept heures pour aucune raison. Dossier mystère, genre. De toutes façons: je le savais depuis longtemps, je m’étais faite à l’idée, pas de problème, en plus j’aime bien les aéroports, en-dehors du fait que tout coûte cinq fois le prix normal, ce sont parfois des endroits agréables, quand la lumière est bien pensée, mais surtout on sent là cet espèce de brouillard sentimental qui baigne les pensées de la foule: à l’aéroport, tout le monde se prend pour le héros du roman.

Entre les magasins tous semblables, les faux pubs, les bars et les restos où l’on peut déguster un hamburger pour 14 dollars, j’ai vite fait le tour de la place. J’ai pris des photos de la pluie dehors, des pistes, du tarmac, des avions. J’ai lu des revues debout. Il n’y avait pas internet. Bref, à seize heures, je savais plus quoi faire.

Je passe pour la huitième fois devant le petit institut de beauté minute et je me dis, oh mon dieu, allez hop, je me fait faire une manucure, rien de trop beau, c’est long, je m’emmerde, je vais me faire faire les ongles, oui! Quelle bonne idée! Comme c’est joyeux. Une manucure à l’aéroport. Et après on commence le voyage avec de jolies mains. Hourra, bravo, vendu.

J’aurais dû me douter de quelque chose quand la jolie jeune fille (qui jugeait mon anglais), à qui je demandais comment c’était de travailler dans un aéroport, m’a confié qu’elle en était seulement à sa deuxième journée. J’aurais peut-être dû jouer de prudence lorsqu’elle m’a demandé si elle posait une deuxième couche de vernis (euh, I guess, c’est pas toi qui connaît ça?), surtout que la première n’avait pas encore eu le temps de sécher... J’aurais dû camper sous le séchoir, vu que manifestement, ça allait pas le faire, avec cette deuxième couche trop épaisse sur une première couche pas sèche. Je sais pas où j’avais la tête. Dans les vapeurs de dissolvant, j’imagine. En tout cas: je voulais y croire.

Et finalement, je n’aurais pas dû m’éloigner tant de la boutique, qui affichait “satisfaction garantie ou argent remis”, pour me retrouver dans une autre aile complètement de l’aéroport, celle des vols internationnaux, avec mes ongles tout mous, mais qu’est-ce que tu veux, elle en a mis tellement épais, la petite chérie, que même sec le vernis était comme une espèce de pâte... Même en faisant très attention, j’ai scrapé disons six ongles sur dix. C’était dégueu. Alors qu’est-ce que j’ai fait avant d’embarquer dans l’avion?

Je suis allée dans une boutique d’aéroport.

J’ai acheté du remover à 5 dollars.

Je me suis assise au Tim Horton.

Et j’ai soigneusement enlevé le vernis sur tous mes ongles.

mercredi 9 septembre 2009

Ce sont nos désirs qui nous sauvent

Je suis rentrée à Québec et j’ai usé de différentes tactiques pour ne pas trop me sentir suspendue dans les airs, comme en proie à une apesentateur galopante, à un syndrome de pauvre petite fille riche du genre, ah, ouin, je sais pas je file pas trop, je suis comme entre deux tournées, c’est dur. Mais tsé. La vérité, c’est que malgré le fait que je me sois garrochée à Montréal le plus vite possible, que j’aie passé du temps chez mes parents, que j’aie fait des feux, que j’aie vu des shows, que j’aie joué à des nouveaux jeux de société, que j’aie donné des cadeaux, que j’en aie reçus, que j’aie lu, que j’aie inventé des recettes à base de légumineuses pour cause de budget serré, que je sois sortie, que je sois rentrée tard, que j’aie fait du ménage, que j’aie rencontré tous les nouveaux bébés nés en mon absence, que j’aie recommencé à m’entraîner et que j’aie même travaillé, la vérité, malgré mes beaux amis, les soupers étirés, les apéros impromptus, malgré toute ça et malgré le fait qu’il ait fini par faire beau, malgré ma vie qui est chouette comme tout, malgré les échappées belles, le trouble inattendu et autres revirements de situation inespérés, la vérité vraie c’est que je me sens pas encore tout à fait revenue, et déjà plus toute là. La vérité c’est que je suis comme entre parenthèses, que tout est bizarre, et que même faire l’épicerie, c’est compliqué, parce que qu’est-ce tu veux je repars vraiment bientôt, et que là, ben j’attends.


J’attends juste de retomber dans mon autre orbite, celui où je suis celle qui change de chambres d’hôtel presque toutes les semaines, qui se fait une maison avec deux bougies, une poche de thé et un bouquet de fleurs fraîches, celle qui frôle tous les jours les vies qu’elle n’a pas choisies de vivre.


Là je suis à Ottawa. J’invente cette vie-là.


Dans ma vie à Ottawa, je fais probablement un métier sérieux, du genre conservatrice de musée ou chercheuse. J’ai une petite maison carrée à l’anglaise, comme celles qui bordent les rues ici, avec une grande galerie ombragée qui longe trois côtés des murs, et peut-être que j’ai un jardin. Dans mon jardin il n’y a pas de légumes ni rien, juste des fleurs tenaces, qui poussent toutes seules, mais c’est un beau jardin tout croche. Dans ma vie à Ottawa je suis ici parce que j’ai rencontré un garçon fragile, sérieux, inquiet, idéaliste, un long garçon intense qui a fait sciences po ou quelque chose du genre, et qui écrit dans son coin, qui enseigne sûrement, qui fait du vélo et qui connaît le nom des plantes indigènes. Chez nous c’est lui qui cuisine. Et qui écrit des lettres ouvertes aux journaux. C’est lui qui m’a emmenée ici et parce que je l’aime, je l’ai suivi, j’ai déménagé ma vie de l’autre côté, dans l’autre pays. C’est lui qui m’a remarquée en premier, et dans cette vie-là j’ai eu la grâce de laisser un garçon me choisir - on s’est connus dans un cours à l’université, un cours pas rapport qu’on avait pris tous les deux, genre chinois, un cours qu’on avait fini par abandonner vu qu’on était trop poches et qu’on s’était enfin avoué qu’on continuait à aller en classe juste pour voir l’autre. Dans ma vie à Ottawa je ne suis jamais allée en Chine, et peut-être aussi que je n’irai jamais, parce que je vais choisir d’aller en camping dans les Rocheuses et de plus tard acheter un chalet au bord de l’eau, et dans cette vie-là, probablement que je ne sais pas non plus que la Trilogie des Dragons commence avec à peu près cette phrase, “je ne suis jamais allé en Chine”. Dans ma vie à Ottawa je vais dans le quartier chinois avec mon amoureux le soir, on mange de la tonkinoise au boeuf et on parle du film qu’on a vu, parce qu’il adore le cinéma et que moi j’adore le voir adorer le cinéma. Je ne sais peut-être même pas que j’aurais voulu jouer - je trouve les actrices belles, et chanceuses. Je demande à mon homme de me tenir comme un homme, et de m’embrasser comme dans le film. On rentre dans la petite fraîche qui n’est pas encore l’automne mais qui n’est déjà plus l’été, on marche le long des grandes artères, et on se couche tôt. Dans ma vie à Ottawa je suis une autre, celle qui aurait été sage autrement, celle qui aurait eu peur d’échouer peut-être, et qui aurait choisi la voie la plus visiblement délimitée. Histoire de l’art, ou biologie. Amour d’université. Photographie la fin de semaine, cours de salsa le jeudi. Quelque chose qui tient bon. Quelque chose qui s’enracine. Quelque chose d’heureux, aussi, je suis presque sûre. Avec quelque chose qui manque, probablement, mais il manque toujours quelque chose. Tout nous manque, d’une façon ou d’une autre. Dans ma vie à Ottawa je ne pense jamais à ça.


Quand j’étais petite, la vie de tournée revêtait pour moi des attraits mystérieux et vaguement sulfureux, faits d’errance contrôlée, de dissolution douce, de village ambulant tricoté juste assez lousse, d’aventures excentriques, d’échecs sublimes, de cafés pris au petit matin sur le bord des roulottes et d’amours en forme d’acrobaties, voltiges légères sous les portes cochères, un parapluie dans chaque main pour rester en vie. Je voulais vivre dans un cirque, et bouger pour toujours. Je voulais être ailleurs. Évidemment je me trompais et en même temps, je ne me trompais pas tant que ça. Je ne sais pas comment dire. Je me trompais sur les détails. J’étais assez proche d’une partie des sensations. S’arracher. Faire du sentiment d’arrachement une sorte de dédouanement pour sa liberté. Gagner du terrain sur l’ennui, en cédant quelque chose d’autre part, quelque chose de secret, quelque chose d’autrefois miraculeux, quelque chose qui serait peut-être du temps, peut-être une illusion, peut-être un mélange des deux - comme si la conscience de la finitude des choses était le prix du voyage.


Il y a eu des moments dans cette longue aventure où je me disais que je ne saurais plus comment vivre à Québec, des moments où rentrer me mettait dans un état pas possible. Puis je me suis posée un peu et je pense que maintenant j’aime les deux, être là-bas et être en voyage, dans un aller-retour qui donne de l’air à mon âme, et qui me sauve de la sensation d’étouffer qui me prend si vite quand je reste trop longtemps sans savoir où, quand je pourrai repartir.

Mais hier, dans la salle du grand théâtre, même s’il faisait froid, qu’on a plutôt attendu toute la journée, même si c’était long et que rien de nouveau ne se jouait là - je me suis quand même dit: c’est ici que je me sens le moins étrangère. Dans le noir des théâtres. Dans la lueur invisible de cette poésie vouée à disparaître un jour ou l’autre.

mardi 11 août 2009

Le coeur est une île grecque

Je ne savais pas qu’il y avait des sortes de bleus qui pouvaient faire se serrer le coeur:  comme si dans la couleur on pouvait voir battre ce qu’avaient vu les Grecs d’il y a dix mille ans, comme un pressentiment, ou juste un vague espoir.  En regardant la mer depuis la plage d’Agia Theodoti à Ios, je me suis dit, ouin, c’est vraiment une belle place pour starter une civilisation.  Ça donne le goût.  Ça donne du gaz.  J’avais le coeur tout en noeuds à cause de la couleur de l’eau, des humains qui essayent de vivre ensemble et qui réussissent si mal, et sûrement aussi à cause de plein d’autres choses qui m’échappent, et je pensais à ça, à toute ça; et c’est à ce moment, quand j’en étais arrivée précisément, dans mon énoncé mental, au mot “civilisation”, qu’une vague m’est passée par-dessus la tête, me détrempant de pied en cap, et me calmant joliment le pompon philosophique.  Ah, la mer.

Qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter.  En vacances quand même on fait des petites choses toute la journée, mais finalement on ne fait rien vraiment, et c’est ça qui est bon, le temps long, l’attention portée à l’échelle minuscule des événements.  Comme si le plus important se déplaçait, les grands questionnements devenant:  est-ce que j’ai de la crème solaire partout?  que faire avec mes noyaux d’olive?  est-ce que le tzatziki est meilleur ici que dans la taverne d’hier soir  -  où donc ai-je mangé le meilleur tzatziki de ma vie?  d’où viennent tous ces chats?  peut-on consommer de la salade grecque quatre fois en deux jours?  où se couche le soleil?  puis-je avoir des glaçons pour mon vin?  quel est le nom de la chanteuse du tube de l’été qu’on entend dans tous les autobus?, et toutes les variations possibles autour de ces petits thèmes de touriste.  

À Santorini, où on avait loué une maison avec mes amis, on a vus des plages noires, blanches, rouges.  On a joué dans l’eau et on s’est fait des grilled-cheese, on a dormi sur le sable, on a pris des photos, couru les couchers de soleil et les pâtisseries, bu des bières froides et du vin doux.  On a joué aux dés une fois je pense (et j’ai gagné!).  On a choisi des cailloux un par un au bord de l’eau et on a écrit le nom des plages sur des petites boîtes, on a mis les cailloux dedans, même s’ils étaient vraiment plus beaux mouillés.  On n’est pas allés sur le volcan.  À chaque fois que quelqu’un disait le mot, volcan, j’entendais dans ma tête Desjardins:  “personne ne sait ni comment, ni où, ni quand / nos lèvres touchent à la bouche du volcan”.  On a mangé des pizzas sur la plage dans le noir, avec juste le ciel immense et le bruit des vagues.

À Ios on a passé juste une journée, et on n’a vu ni la tombe d’Homère, ni la plage de Manganari, parce qu’il aurait fallu louer une auto et que je ne conduis toujours pas manuel.  On fait un pique-nique sous un arbre à la place, et après on s’est occupé de nos affaires de vacanciers, à savoir:  lire mais pas tant que ça, dormir un peu, bronzer, se baigner, ramasser des roches.  Manger un biscuit.  Nager encore, prendre une photo, se recoucher, vérifier si les roches sont sèches, reprendre le bus.  Tout ça.    

En Crète, on a été marcher dans les Gorges de Samaria, les plus longues et les plus profondes d’Europe.  C’était splendide.  La randonnée, de 18 kilomètres environ, est une longue descente sous les arbres odorants suivie d’une progression entre les deux parois vertigineuses des gorges.  C’est très impressionnant:  mais ce qui a ravi mon âme, c’est qu’au bout de tout ça, on arrive à la mer de Libye.  Avec, de l’autre côté, l’Afrique.  À à peine 500 kilomètres.  Ça m’a fait complètement halluciner.  J’ai nagé avec les poissons dans la mer de Libye.  Oui oui.  Et alors que j’en n’avais jamais eu envie, je me suis surprise à me dire que ça devait être bien, d’aller marcher de l’autre côté, de voir ce continent, de traverser par-là.  J’étais tout énervée d’être aussi proche.  Et c’était magnifique:  l’eau était turquoise et translucide, mais sur un fond noir, ce qui lui conférait une espèce de profondeur louvoyante, de beauté vénéneuse, de lueur divinatoire.  C’était vraiment fantastique.  À Elafonissi et Gramvoussa, deux plages protégées et accessibles seulement après de longs transports organisés, on a été éblouis par la splendeur de la nature.  J’aurais beau essayer de décrire la pureté de ces paysages, ça ne serait jamais à la hauteur.  Je peux dire:  paradis.  Je peux dire:  eau turquoise pâle, oeufs de tortue, sable blanc et rose.  Je peux dire sublime.  C’est tout, et ça ne sert à rien d’essayer d’en rajouter.  C’était sublime.  J’en tremble encore.  La beauté est la chose la plus reposante au monde  -  c’est comme si c’était le seul principe qui pouvait un peu apaiser la part d’intranquillité indélébile que nous portons tous.  Pour quelques temps du moins.  Beauté folle.  

En Crète pendant nos grands voyages en autobus nous avons traversé des plantations d’orangers, de citronniers, d’oliviers, de figuiers, de marronniers, nous avons vu des chèvres, des montagnes, des vallées, des chapelles partout, quelques dieux.

Les dieux grecs sont vieux vieux vieux et on peut encore les voir, assis ou pliés le long des routes, en train d’arroser leurs vignes ou de vendre du miel.  Le malheur c’est qu’on ne parle pas la même langue, et que malgré nos gesticulations, on arrive difficilement à se dire autre chose que bonjour, merci, merci, merci.  Les dieux grecs sont beaux comme des vieux et ils ne peuvent plus rien pour nous, sauf nous offrir de l’eau, de la pastèque ou un verre de raki.  

Et puis maintenant, maintenant mes beaux amis sont partis.  Depuis je traîne ici, à Syros, dans une grande maison de capitaine de bateau à vapeur.  Je fais la même chose qu'avant  -  dormir et lire, nager, bronzer un peu, manger des bougatsas et boire du café grec.  Parler aux choses, vu que maintenant on est entre nous.  Parler aux vagues.  Parler aux pierres.  Leur dire des choses inventées, et leur dire aussi la vérité.

J’ai toujours aimé les îles.  C’est là que la liberté m’est la plus douce.  Comme dérobée au reste de la vie.  À Québec j’ai l’Isle-aux-Coudres et l’Île d’Orléans, pour aller me cacher quand je suis trop fatiguée.  Pour aller prendre l’air.  Pour aller parler au ciel et à la terre.  Quand je voyage c’est toujours sur les îles que je trouve mes plus beaux refuges.  Je ne sais pas d’où ça me vient.  Peut-être que le coeur est une île  -  et qu’il est apaisant pour l’âme de voir la même chose dehors que dedans.  Beaucoup d’eau de mer, d’un bleu jamais vu ailleurs.  Un peu de terre tapée, du thym et des abeilles.  Et du vent partout autour.  

Viendrez me visiter.  Je commence quand même à être un peu (un tout petit peu) lassée d'être toute seule à la plage.

jeudi 6 août 2009

...

Petit matin.

Diaphane, la lumière

Je suis au début d’une autre sorte de nuit blanche, sur le pont d’un grand bateau qui m’emmène de la Crète à Pireaus puis à Syros, où je vais achever mes vacances grecques. 

Je vais user une partie de la nuit qui commence à essayer de raconter ce qui s’est passé, raconter un peu, mais pas tout  -   l’inoubliable a ses pudeurs, et puis aussi, je me sens comme une petite réserve:  je me souviens, mais comme si j’avais rêvé.  Comme si j’avais rêvé mon beau rêve d’actrice.

C’était...  c’était.  Comme une consolation, un festin, et un effondrement.  Tout en même temps.  C’était peut-être une utopie.  Qui a tenu, le temps de la nuit.  C’était un palais, vraiment.  C’était à la fois un cosmos, et une luciole dans le cosmos:  famille.  C’était une cathédrale, et nous dansions dedans.  C’était une amnistie.  C’était un pique-nique sur les tombes de nos plus anciens chagrins.  C’était infiniment doux et infiniment violent, c’était la chose la plus fragile que j’aie jamais vue de toute ma vie, et pourtant nous étions invincibles.  C’était une sorte de prière, je pense.  Feu de joie.  

Je n’ai pas eu peur, j’ai eu très froid, j’ai eu mal aux yeux quand le soleil s’est levé le matin, j’ai été fatiguée d’une sorte de fatigue jusque-là inconnue de moi:  j’ai été galvanisée de fatigue.  

Il y avait de la nuit, partout de la nuit, et le temps était en morceaux.  On comptait les minutes pour savoir quand dormir (presque impossible), quand manger, quand mettre les micros:  mais en même temps quand ça commençait on entrait dans une sorte de vortex où tout ce qu’on connaissait se disloquait et nous apparaissait démembré, on ne savait plus rien de rien, si c’était le crépuscule ou l’aurore, où était le ciel, si un jour ça finirait.  Quand ça commençait on entrait en éternité  -  je me suis dit parfois:  ça y est, on est tous coincés ici, il va falloir qu’on joue pour toujours.  On ne peut plus sortir.  La dernière partie la dernière pièce, qui habituellement se déroule dans l’espace d’un soupir, je jure que je l’ai trouvée infinie  -  je ne comprenais plus comment on ferait pour se rendre jusqu’au bout.  

C’était magique, et très terre-à-terre.  Les habilleuses lavaient à la brosse des costumes tout le long du show sous la scène, les chiens fous du premier spectacle, incapables de dormir, jouaient au poker entre trois et cinq heures du matin il me semble, les lits de camp étaient crevants, et les bouchons pour les oreilles ne suffisaient pas à la tâche.  C’était terre-à-terre comme manger un steak au réveil à 17h00 et partir dans les rues parmi les festivaliers pour aller travailler.  C’était magique quand même.  Magique comme environ mille cinq cents spectateurs qui sont encore là après onze heures sur des sièges inconfortables, debout dans leurs couvertures, le vent et l’épuisement.  C’est ce qu’il y a eu de plus beau  -  de plus extraordinaire:  les gens.  Ceux qui travaillaient.  Ceux qui regardaient.  Les acteurs m’ont fait halluciner.  Les acteurs étaient splendides.  Tout le monde qui travaillait, tout le monde, était bouleversant de bienveillance.  Je n’ai jamais vu autant de monde se traiter avec autant de gentillesse, de prévenance, de délicatesse.  Mes camarades, leur beauté, leur bonté, leur talent:  de ça je me souviendrai toujours.

Ce fut quatre nuits d’amour fou.

Et le public qui a tout traversé avec nous, dans cet événement inouï, où on les sentait quelque part entre la game de hockey (ils applaudissaient à tout rompre à chacune des reprises, comme pour nous donner du courage, et peut-être pour s’en donner à eux aussi...) et le pèlerinage.  Je n’en reviens pas encore.  Des applaudissements le matin, en plein jour, les pieds dans la peinture froide, les yeux pleins d’eau, les longues minutes d’ovation, et les visages, les visages des inconnus, les visages de mes amis (oh mes beaux amis qui sont venus) et le visage de mon frère, mon frère dans la foule, de ça aussi, je me souviendrai toute ma vie.

Chaque nuit, le ravissement m’a prise, jamais au même moment, jamais dans la même lumière.

La lumière était splendide.  La vraie et la fausse.  La lumière était somptueuse.  La lumière était...  diaphane.   


Pour les quinze ans de ma petite soeur, elle avait demandé (et obtenu, Dieu sait comment) un saut en parachute.  Nous étions allés, toute la famille, voir l’enfant chérie sauter d’un avion avec un instructeur et atterrir dans un champ de Saint-Jean-Chrysostome.  Elle l’avait fait, on avait crié, couru vers elle, et on était dans un état d’agitation qui ne s’était pas calmé une fois qu’elle eût sauté;  alors qu’elle avait changé complètement d’état pendant la chute.  Elle nous était revenue étrangement sereine  -  elle était comme restée en l’air.  Elle avait l’air d’être tombée amoureuse.  Ou d’être devenue soudain mystique.  Elle regardait dans le vide, et elle souriait doucement à quelque chose que nous ne verrions jamais.  Je lui ai beaucoup envié ce palpitement miraculeux,  ce poudroiement secret du coeur  -  comme des ailes de papillon qui auraient poussé quelque part dans le creux laissé par une peur de mourir.  La toute première. 

 

Je n’ai pas eu peur, surtout pas de mourir  - mais à mon tour, je souris dans le vide, je souris en silence à quelque chose que je ne peux pas bien décrire.  Mais je vous jure:  c’est magnifique. 

mercredi 8 juillet 2009

Cour d'honneur...

Attache ta tuque avec de la broche, comme dit Marie.  Tu vas voir ce que tu vas voir.  On arrive.

mardi 7 juillet 2009

Je brillerai plus noir que ta nuit noire

Oké.  Oké.  En ce soir de générale annulée (à notre plus grand soulagement, il faut l’avouer  -  d’autant plus que ce matin on s’est fait dire:  prenez-le comme un compliment), on peut dire, bon ben voilà, c’est demain.  C’est tantôt.  On est rendus.  

Tantôt, on va jouer dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.

Ce soir, on a retraversé deux des trois pièces, puisqu’on a un blessé (le paléontologue ne peut plus vraiment marcher, alors il fait une pièce avec une béquille, et une autre en fauteuil roulant).  On a fait des extraits pour une pléthore de kodaks, je pense que je n’avais jamais vu autant de caméras de ma vie (Marie a dit:  je me sens comme une joueuse de tennis).  On a eu des notes, mais surtout, notre metteur en scène nous a dit cette très belle chose, il a dit:  ces pièces ont changé ma vie.  J’espère qu’elles ont aussi changé la vôtre.  Et demain, plus que tout, faisons en sorte que la représentation soit la fête de ça:  du fait que ce théâtre a changé nos vies.  Du fait que nous l’avons fait ensemble.  Du fait que nous y avons trouvé joie, lucidité, sens.  Voyage.  Fêtons le fait d’être ensemble, ici, maintenant, dans ce lieu fou, rêvé, improbable, au bout de ces années, dans nos vies changées, dans nos mémoires comme des forêts profondes où reposent ces histoires.  Il a dit:  bizarrement, cette création, je la sens comme une fin.  Je suis, bizarrement, d’accord avec lui.  C’est une sorte de fin.  Et donc il y a sûrement, caché dans son coin, un début qui s’en vient, qui attend son heure, qui arrivera bientôt.

Mais pour l’instant, on va commencer par célébrer de tout coeur.  On va faire du théâtre dans ce lieu impossible, puisque c’est dans les lieux impossibles qu’il faut faire du théâtre.  On va jouer pendant onze heures, devant deux milles spectateurs, et ceux qui seront encore là à la fin on aura envie de descendre dans les gradins pour les serrer dans nos bras, on va jouer tout ça avec bonheur et courage. 

Moi je jouerai pour vous.

Pour Catam, à qui j’ai lu une lettre un jour, qui m’a dit:  tu ne touches à rien, et tu la postes.  Pour elle dont je vois le visage à chaque fois que je dis sur scène les mots:  “meilleure amie”.  

Pour Anne-Marie, avec qui j’ai tout partagé, tout, tout, tout, et qui m’accompagne encore.  Pour son enfant qui nous regarde.

Pour Jacinthe.

Pour Olivier, jumeau inoublié.

Pour mon père, pour ma mère, qui m’ont appris à tromper  l’impossible et à le retourner contre lui-même  -  et qui sont si fiers, si fiers, que je brille dans le noir.

Pour mes frères, pour ma soeur, que j’aime plus que tout au monde.  Et dont je suis si fière, qu’ils brillent dans le noir.

Pour Miro, tendresse éternelle.

Pour Catherine, héroïque, belle, incandescente.

Pour tous mes camarades.

Pour mes amis qui ont fait le voyage et qui seront dans la salle.

Pour mes amis qui auraient voulu faire le voyage et qui seront dans mon coeur.

Pensez à moi, comme je pense à vous.

dimanche 5 juillet 2009

Partez avant le jour

C'est notre dernière nuit de calme avant la grande traversée. Huit jours et sept nuits sans plus savoir le commencement ni la fin, l'ordre des choses, huit jours et sept nuits au bord des limites de nos corps, à lancer toutes nos forces dans les dernières heures de bataille, à jeter nos coeurs et nos esprits en pâture à la nuit, au mystère, à ce qui nous dépasse.
Les acteurs qui sont avec moi sur la scène me bouleversent de générosité, de talent, de bonté, de bienveillance, de beauté folle, de beauté âpre, d'abnégation, de fulgurance, d'ardeur, de courage. Je suis honorée, je suis amoureuse, je suis ravie. Je n'en reviens pas, je n'en reviens pas, je n'en reviens pas d'être là, je n'en reviens pas du privilège de vivre ça à leurs côtés. Ce qui me porte, c'est la grandeur des textes, mais c'est aussi, beaucoup, la charge partagée avec ces compagnons d'armes. Ils sont magnifiques. Ils sont au plus clair de leurs fragilités. Ils sont invincibles et désemparés. La nuit va nous prendre. Elle va nous prendre ensemble.
Ce soir on a replacé des coupures, on a eu quelques notes, on a placé les saluts (eh oui). Après on est allés manger de la pizza, et puisque nous cherchons la légèreté, puisqu'on nous a dit: dans la mesure du possible, pour demain et pour la suite, soyez heureux, soyez frivoles même, car nous savons que nous avons fait absolument tout ce qui était en notre pouvoir pour que tout aille bien, et c'est vrai - alors pour la légèreté et pour le plaisir, on est allés faire un tour de grande roue.
Quand je les regarde marcher dans la nuit, regarder le spectacle emmitouflés dans des couvertures de polaire, jouer aux dés, boire du rosé, quand je mange avec eux, quand ils me prennent par le cou, par la main, quand ils me font rire à quatre heures du matin, quand ils pleurent en se démaquillant, quand ils sortent de scène, je me dis: maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.
Et c'est vrai de vrai.
Demain on entre là où on ne sait plus rien. Ensemble.

samedi 4 juillet 2009

Pieds nus dans l'aube

Il est quatre heures du matin et Catherine fait des listes d’aliments yin devant son ordi.  Aujourd’hui nous avons tenté, après la réflexologie avec les Chinoises de Chambéry, les décoctions quotidiennes de gingembre, les douches au romarin, les probiotiques, les multivitamines, le mélange “clarté de la voix”, aujourd’hui donc nous sommes allées chez l’acupuncteur de l’autre côté de la rue et nous voilà face à nos carences en yin.  Nos trois pouls partaient un peu dans tous les sens, on essaye de ramener toute ça, tsé, fait qu’il faut manger des carottes, du canard, de l’aubergine et de l’ananas.  Des patates douces, du cresson.  Des affaires yin, là.  Catherine et moi sommes colocs ici, et on fait beaucoup de listes.  Ça nous rassure, on dirait.

Il est quatre heures du matin, donc, et on se sent comme s’il était vaguement minuit et demi, parce que coudonc, on commence à basculer dans le bon fuseau horaire:  on vit à l’envers.

Dans la nuit de jeudi à vendredi, on a fait notre premier filage en temps réel.  C’était surréaliste.  On a commencé à 20h15, et je pense qu’on a fini vers 8h40 le matin.  Une folie.  Jouer le soir à 20h00, dans le jour complet, dans la chaleur suffocante, ça va encore, ça se peut.  Partir ensuite, pas démaquillées, marcher jusqu’à la maison pour manger, puis essayer de dormir un peu, de minuit à une heure et demie, ça devient compliqué.  Faire une sieste en pleine nuit, c’est bizarre, et c’est surtout stressant.  Après, repartir, marcher vingt minutes dans la ville, arriver et vite vite se maquiller, poser les micros, faire sa mise en vitesse, se réchauffer comme-ci comme-ci comme-ça, ça commence à ne ressembler à rien qu’on connaît:  et alors, partir le show à 4 heures du matin, c’est-à-dire maintenant, à cette heure-ci précisément, c’est complètement irréel.  Mais complètement.  Et on tient assez bien, c’est ça qui est fou aussi, on se dit ça va, ça va encore, jusqu’ici ça se peut.  Le jour se lève doucement et nous vole la vedette pendant quelques instants:  la lumière qui change, les oiseaux qui reviennent, le ciel qui s’éclaircit, et le Palais qui se réveille tranquillement, c’est impossible de lutter, on devient accessoires dans le décor.  Il fait clair, de plus en plus, et il y a l’entracte.  Et c’est là, vers 6 heures du matin, qu’on se dit:  oké, à partir de maintenant, je ne peux plus jurer de rien.  Les répliques, que j’ai dites au-delà de deux cents fois, je les connais comme si je les avais écrites, mais je pourrais les échapper.  Et on se demande si on pourrait s’endormir sur scène, assise sur une chaise.  Ou s’évanouir?  S’évanouir.  Peut-être.  On ne sait plus trop.  Et on joue, on continue de projeter, on se regarde dans les yeux, les veines éclatées, nos camarades tiennent bon alors on tient bon, et “fatigue” devient un mot dérisoire pour parler de ce qui nous fracasse.  En fait on est ailleurs, avec aucune idée de quand ça finira, ni de comment revenir.  À date, jouer toute la nuit, c’est hallucinogène.  Je sais pas comment on a fait.  Ni comment on fera.  J’ai bien hâte de voir le visage de ceux qui, le matin, quand j’entre pour jouer Hélène à 7h00, puis Sarah, encore plus tard, seront là.  J’ai hâte à ces visages, je les verrai très bien, parfaitement même, et ils seront sûrement rares.  Ils seront précieux.  Nous les regarderons dans les yeux.  Nous les saluerons pieds nus.  Dans la lumière du jour.

Va jouer dans la cour

Je voudrais écrire tout le temps.  Mais on travaille si fort.  Je voudrais capturer les images de ce que l’on vit toutes les heures, pour vous les offrir en grands bouquets dépareillés, pour pouvoir en garder une trace pour plus tard aussi, pour les mettre à sécher entre les pages des livres que j’ai traînés et que je ne lis pas:  je voudrais écrire tout le temps mais parfois aussi, faut bien le dire, quand  on rentre après la répétition, c’est impossible de savoir quoi dire.  Il y a des moments où on ne sait plus rien.  On a mal.  On est épuisés.  On a faim et on recommence tantôt.  Alors on se tait et on prend des forces.

Dimanche dernier on est entrés dans la cour, pour la première fois, ensemble.  Il y avait Marie et Catherine, Isabelle, Richard et Mireille, Jean, Yannick, et peut-être d’autres aussi, je ne me souviens déjà plus.  Yann faisait des tests de sons, donc quand on est montés sur la scène, “In the mood for love” jouait, vaste et doux, et c’était beau, beau, beau comme une scène de film.  On a pleuré.  De joie, je pense, et aussi d’inouï, d’inespéré, de beauté gratuite, de beauté folle.  J’ai pensé très fort à Anne-Marie, Olivier, Jacinthe. On a ri aussi, et on a dansé un peu.  

C’était moins immense que dans mon souvenir, moins intimidant, c’était plus enveloppant que ce que j’avais fini par me figurer.   Il y avait le violon partout, et mes amis émus, les yeux levés vers les sièges vides, et il y avait les hirondelles qui tournoyaient au-dessus de nos têtes bénies.   Les murs sont si hauts, que c’est cette dimension de l'endroit qui est la plus imposante.  Pas les deux milles places.  Pas la grandeur du plateau.  Le plateau est bien, le plateau est parfait.  La verticalité de l’endroit est très impressionnante, mais bizarrement, rassurante:  quoi qu’il arrive, le ciel est proche.  

Dimanche dernier on a fait ça.  Ça semble déjà loin.

C’était le soir, vers sept heures, la lumière était belle et nous avons marché pour la première fois sur la scène de la Cour d’honneur.  Debout dans nos vertiges, nos robes d’été, nos frayeurs les plus intimes, nos courages les plus sauvages.  Debout, déjà, dans nos souvenirs.

mercredi 1 juillet 2009

Tu verras tu verras

Dimanche on a pris le bus.  Et on a roulé.  J'étais un peu malade, je n'ai pas trop pensé à tout ça, à ce qui se passait, à la vie qui passait  -  à toute la route roulée, à tout le temps tourné depuis quatre ans.  À tout ce qui s'en venait, et à tout ce qui nous avait menés vers ce qui s'en venait.
Il y a dix ans, très exactement, je marchais pour la première fois ici.  Dans les vieilles rues, dans la lumière blanche, sous les petites loupiotes de fête et sur les pavés joyeux de la belle Europe.  J'étais partie toute seule, cinq ou six jours après avoir appris que j'étais acceptée au Conservatoire, j'étais partie avec mille dollars pour deux mois ce qui était de la folie, j'avais dix-huit ans, je ne connaissais rien, j'étais prête à tout, j'avais une adresse sur un bout de papier et j'avais perdu mon sac de couchage entre l'aéroport et Paris, en arrivant.  J'avais la chienne, j'avais de l'espoir à m'en jeter à la mer, j'avais la vie devant, j'étais hallucinée de bonheur et de possibles, je voyais le monde s'ouvrir, comme quand à cinq ans j'avais lu mon premier mot, maison, j'apprenais à lire et la maison c'était le monde.  J'avais gagné un voyage de dix jours à Avignon, pendant le Festival, je rentrais à l'école à la rentrée, et j'étais folle de joie, d'inquiétude, j'étais malade d'espoir, j'étais au commencement.  Je m'en rappelle très bien.
J'avais vu la première pièce de notre Trilogie en décembre, à Québec.  Puis je l'ai revue ici, dehors, dans la cour du Cloître des Célestins, deux fois.  J'étais bouleversée par ce théâtre.  C'était tout ce que je voulais faire.  J'étais allumée jusqu'aux os par cette voix, par cette écriture, je sentais que même endormie, même morte, ces mots, cette histoire m'auraient réveillée et m'auraient fait trembler.  De consolation.  De sens.  De joie, de chagrin, de reconnaissance.  Maison.  
C'était ça, c'était là, au plus aigu de ce que je savais, ce que je voulais du théâtre.  C'était magnifique et c'était terrible, parce que c'était le début et que je ne le faisais pas, parce que je le regardais et que puisque c'était fait je ne le ferais donc pas, parce que j'avais dix-huit ans, que je n'avais rien fait encore, parce que j'avais un chandail gris à capuchon et que je pleurais au théâtre, comme une enfant, comme une fin d'adolescente, c'était magnifique et c'était terrible parce que j'avais dix-huit ans et que je pleurais de joie devant une histoire.  C'était mon premier voyage.  C'était il y a dix ans.
Je pense beaucoup, ces jours-ci, à celle que j'étais alors.  
Je me dis que  -  si on lui avait dit, à cette petite  -  si on lui avait dit:  un jour, bientôt, tu seras avec eux  -  elle aurait perdu connaissance.  Mais je me dis aussi:  elle l'aurait cru.



lundi 22 juin 2009

Née à midi, morte à minuit

On dort pas longtemps.  On entend les pigeons le matin, ou les enfants, ça dépend.  On déjeûne.  Après déjà il faudrait qu’on dîne, mais on n’a pas le temps.  On se rejoint au théâtre, on mange des fruits, on boit du thé, on boit du café, on boit des litres d’eau.  On sue comme des perdus.  Il fait chaud, il a fait affreusement chaud tout le début de la semaine dernière  -  on a très chaud.  On court.  On se met de la peinture partout.  On court.  On se jette sur les murs, sur le planchers, on se jette les uns sur les autres.  On mange des fruits.  On boit du thé.  On pleure.  Le deuxième jour on s’est joué les trois spectacles:  on a pleuré toute la journée.  On se demande bien dans quel état les spectateurs vont se retrouver.  On se parle d’élégance dans la parole, de poésie, de sens.  On se parle aussi de micros, on se dit oui mais avec les micros, on nous répond c’est la meilleure équipe au monde pour microphoner du théâtre, on arrête de parler de micros.  On se parle d’horaire.  On essaie d’oublier l’horaire.  On se parle de musique.  On se retrouve à jouer du djembé, même.  On parle de faire vibrer le lieu, ce grand lieu ouvert sur le cosmos, sur le ciel, sur les comètes et sur les voeux secrets qu’on avait lancés dans la main ouverte de l’univers  -  un des acteurs me dit:  toute cette histoire fait que j’ai, en ce moment, l’âge que j’avais quand je rêvais de jouer là.  On se chuchote plein de secrets tout le jour, pendant que nos camarades fondent sur la scène.  On est émus souvent.  On mange tous ensemble dans le théâtre le soir.  On a des grands frissons et on tremble en silence.  On se trouve beaux.  On fait des italiennes avec  les nouveaux.  On change tout.  On change les entrées, on change les sorties, on change l’espace entre nous parce que tout à coup le plateau est infini.  On est fiers et inquiets et fragiles et concentrés.  Des fois on s’applaudit.  Comme quand on réussit une grande manoeuvre de groupe compliquée avec le décor, un changement de fou qui fait un boucan pas possible et qui donne l’impression au coeur qu’il va enfin sortir de la poitrine, et s’envoler, pour de bon  -  ah, les amis:  ça va être beau.  On s’applaudit aussi juste d’avoir passé à travers la journée, des petites fois.  On rigole.  On est déjà fatigués.  On a peur pour nos voix, on boit du thym, on prend des plantes, on mange du miel, on veut que ça tienne.  On veut que tout tienne.  On a mal partout, je vous dis pas.  On tient bon.  On prend des bains.  On dort et on espère qu’on pourra dormir assez.  On a des bleus.  Bref, on est radieux.  En fait, en fait:  on répète.  

  


Nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort


Le premier jour tout le monde était là, on a fait un grand cercle, et on a écouté parler celui qui nous a réunis.  Nous sommes cinquante-quatre.  C’est inimaginable.  Il y a un monde fou.  Je nous ai imaginés, chacun avec sa petite valise, chacun partant de chez soi, chacun partant de cinquante-quatre endroits différents, de cinquante-quatre maisons différentes.  Chacun faisant la route pour se retrouver ici.  Dans notre autre maison.  Chacun, ici, plutôt que chez soi, pour faire ensemble un spectacle.  Nous sommes cinquante-quatre.  Ils seront deux mille chaque soir.  Nous serons:  deux mille cinquante-quatre dans la maison sous les étoiles.

dimanche 14 juin 2009

Les grands vertiges

Au tarot, quand on tire selon la méthode de la croix celtique, on énonce la sortie de chaque carte selon l’ordre qui suit:  


un  -  ce qui le couvre

deux  -  ce qui le croise

trois  -  ce qui est au-dessus de lui

quatre  -  ce qui est au-dessous de lui

cinq  -  ce qui est derrière lui

six  -  ce qui est devant lui

sept  -  son attitude

huit  -  son entourage

neuf  -  ses peurs et ses désirs

dix  -  sa résolution


Peur et désir se lisent sur une seule image.  Comme l’envers et l’endroit d’une même étoffe.  J’adore ce tour de passe-passe des cartes:  je trouve qu’il est plein de vérité.  Ou en tout cas:  il est plein d’une vérité.  Ça fait très longtemps que j’ai tiré au tarot  -  mais je pense à cette histoire de peur et de désir très souvent.  Un seul mouvement du coeur, le même:  fuir et se précipiter contre.  Tomber, et s’envoler.  En même temps.


J’ai rarement le vertige, j’ai jamais le vertige en fait, je veux dire le vrai vertige, celui des hauteurs  -  mais vendredi soir, quand je suis montée dans la galerie panoramique du Centre Georges-Pompidou, j’en ai eu comme une grande bouffée violente:  les fenêtres étaient ouvertes, tout là-haut, et rien ne séparait les passants du vide immense, rien sauf une rambarde très simple, pas très haute, il n’y avait rien pour empêcher quelqu’un qui aurait voulu sauter.  Ce n’était pas dangereux, ce n’était pas mal fait, on ne pouvait pas tomber, c’était très bien, c’était juste qu’on aurait pu sauter.  Il y a une grande esplanade en pierre en bas, et je me suis retrouvée, complètement malgré moi, à imaginer ce que ça ferait de tomber de si haut.  Le vent, le choc, la pierre.  Ça m’a fait super peur.  J’ai reculé et j’ai continué à regarder les toits et le soir qui tombait sur Paris, mais j’ai laissé faire la belle esplanade de pierre et les gens tout petits en bas.  Je pense que c’est juste parce que c’est extrêmement rare, finalement, les endroits d’où ce serait facile:  d’habitude, il faudrait faire beaucoup plus que d’enjamber une rambarde toute simple pour se jeter dans le vide.  Mais pas là.  Ça m’a vraiment, vraiment mise dans un état pas possible.  Je suis redescendue très tranquillement en me demandant si je n’avais pas attrapé le vertige ou quoi.

Et puis hier je me suis retrouvée sur d’autres hauteurs, celles de l’appartement de mon ami Olivier, qui est lui-même sur les cimes de Paris (l'appartement, pas Olivier  -  ou en fait, Olivier aussi, quand il est dans son appartement, enfin bref), qui est magnifique, qui est beau de partout, et d’où on peut regarder le soleil se fondre majestueusement sur toute la ville.  On a bu du champagne sur le balcon, on était bien, on a beaucoup ri, on a beaucoup mangé, on a repensé aux débuts de toute l’affaire, aux vrais fusils de la première guerre avec lesquels on répétait, aux bâches de plastique, à tout ce qui n’était plus dans le spectacle depuis tellement longtemps qu’on avait presque oublié que ça avait déjà failli exister, au splendide monologue où Olivier disait:  imagine la tête d’une épingle au milieu du grand théâtre où tu allais danser avec Anna  -  c’est la taille d’un noyau au centre de l’atome, et les poussières dans le théâtre, ce sont des électrons, et le reste: du vide.  

On a repensé à tout ça, et chacun, il y avait Jean aussi, et Marie  -  chacun en silence, on a je crois mesuré la distance qui nous séparait de cette époque  -  c’était il y a trois ans, c’était dans une autre vie.  

On a eu droit à la lumière éternelle du couchant, à la Tour Eiffel qui scintille à toute les heures, et à une demi-douzaine de feux d’artifices qui partaient de tous les coins de la ville.  On a jamais compris c’était pour quoi.  Tout le monde était dehors, hier il a fait chaud, hier c’était l’été qui s’amenait enfin, le monde était léger.  Et quand j’ai regardé en bas, au-dessus de la rambarde, le nez dans la cour des voisins qui faisaient des barbecues, je n’avais plus peur.  Je ne me suis pas imaginé tomber:  je me suis imaginé la vie dans ces petites cours cachées de l’agitation urbaine, ces petits coins de bonheur tranquille, ces familles, ces amours-là.  On est rentrées à pied Marie et moi.  J’ai pensé que j’allais beaucoup, beaucoup m’ennuyer d’Olivier.

Aujourd’hui dans le train on a fait des italiennes du nouveau texte.  Et ce soir à Chambéry, qui sent le tilleul, qui n’a pas bougé d’un cheveu, on a mangé dehors  -  c’est bon, de retrouver les amis.  C’est bon la hâte, et l’émotion qui nous prend doucement.  C’est bon de reprendre les répétitions demain.  Même si on a comme  -  comme un léger vertige.