jeudi 6 août 2009

Diaphane, la lumière

Je suis au début d’une autre sorte de nuit blanche, sur le pont d’un grand bateau qui m’emmène de la Crète à Pireaus puis à Syros, où je vais achever mes vacances grecques. 

Je vais user une partie de la nuit qui commence à essayer de raconter ce qui s’est passé, raconter un peu, mais pas tout  -   l’inoubliable a ses pudeurs, et puis aussi, je me sens comme une petite réserve:  je me souviens, mais comme si j’avais rêvé.  Comme si j’avais rêvé mon beau rêve d’actrice.

C’était...  c’était.  Comme une consolation, un festin, et un effondrement.  Tout en même temps.  C’était peut-être une utopie.  Qui a tenu, le temps de la nuit.  C’était un palais, vraiment.  C’était à la fois un cosmos, et une luciole dans le cosmos:  famille.  C’était une cathédrale, et nous dansions dedans.  C’était une amnistie.  C’était un pique-nique sur les tombes de nos plus anciens chagrins.  C’était infiniment doux et infiniment violent, c’était la chose la plus fragile que j’aie jamais vue de toute ma vie, et pourtant nous étions invincibles.  C’était une sorte de prière, je pense.  Feu de joie.  

Je n’ai pas eu peur, j’ai eu très froid, j’ai eu mal aux yeux quand le soleil s’est levé le matin, j’ai été fatiguée d’une sorte de fatigue jusque-là inconnue de moi:  j’ai été galvanisée de fatigue.  

Il y avait de la nuit, partout de la nuit, et le temps était en morceaux.  On comptait les minutes pour savoir quand dormir (presque impossible), quand manger, quand mettre les micros:  mais en même temps quand ça commençait on entrait dans une sorte de vortex où tout ce qu’on connaissait se disloquait et nous apparaissait démembré, on ne savait plus rien de rien, si c’était le crépuscule ou l’aurore, où était le ciel, si un jour ça finirait.  Quand ça commençait on entrait en éternité  -  je me suis dit parfois:  ça y est, on est tous coincés ici, il va falloir qu’on joue pour toujours.  On ne peut plus sortir.  La dernière partie la dernière pièce, qui habituellement se déroule dans l’espace d’un soupir, je jure que je l’ai trouvée infinie  -  je ne comprenais plus comment on ferait pour se rendre jusqu’au bout.  

C’était magique, et très terre-à-terre.  Les habilleuses lavaient à la brosse des costumes tout le long du show sous la scène, les chiens fous du premier spectacle, incapables de dormir, jouaient au poker entre trois et cinq heures du matin il me semble, les lits de camp étaient crevants, et les bouchons pour les oreilles ne suffisaient pas à la tâche.  C’était terre-à-terre comme manger un steak au réveil à 17h00 et partir dans les rues parmi les festivaliers pour aller travailler.  C’était magique quand même.  Magique comme environ mille cinq cents spectateurs qui sont encore là après onze heures sur des sièges inconfortables, debout dans leurs couvertures, le vent et l’épuisement.  C’est ce qu’il y a eu de plus beau  -  de plus extraordinaire:  les gens.  Ceux qui travaillaient.  Ceux qui regardaient.  Les acteurs m’ont fait halluciner.  Les acteurs étaient splendides.  Tout le monde qui travaillait, tout le monde, était bouleversant de bienveillance.  Je n’ai jamais vu autant de monde se traiter avec autant de gentillesse, de prévenance, de délicatesse.  Mes camarades, leur beauté, leur bonté, leur talent:  de ça je me souviendrai toujours.

Ce fut quatre nuits d’amour fou.

Et le public qui a tout traversé avec nous, dans cet événement inouï, où on les sentait quelque part entre la game de hockey (ils applaudissaient à tout rompre à chacune des reprises, comme pour nous donner du courage, et peut-être pour s’en donner à eux aussi...) et le pèlerinage.  Je n’en reviens pas encore.  Des applaudissements le matin, en plein jour, les pieds dans la peinture froide, les yeux pleins d’eau, les longues minutes d’ovation, et les visages, les visages des inconnus, les visages de mes amis (oh mes beaux amis qui sont venus) et le visage de mon frère, mon frère dans la foule, de ça aussi, je me souviendrai toute ma vie.

Chaque nuit, le ravissement m’a prise, jamais au même moment, jamais dans la même lumière.

La lumière était splendide.  La vraie et la fausse.  La lumière était somptueuse.  La lumière était...  diaphane.   


Pour les quinze ans de ma petite soeur, elle avait demandé (et obtenu, Dieu sait comment) un saut en parachute.  Nous étions allés, toute la famille, voir l’enfant chérie sauter d’un avion avec un instructeur et atterrir dans un champ de Saint-Jean-Chrysostome.  Elle l’avait fait, on avait crié, couru vers elle, et on était dans un état d’agitation qui ne s’était pas calmé une fois qu’elle eût sauté;  alors qu’elle avait changé complètement d’état pendant la chute.  Elle nous était revenue étrangement sereine  -  elle était comme restée en l’air.  Elle avait l’air d’être tombée amoureuse.  Ou d’être devenue soudain mystique.  Elle regardait dans le vide, et elle souriait doucement à quelque chose que nous ne verrions jamais.  Je lui ai beaucoup envié ce palpitement miraculeux,  ce poudroiement secret du coeur  -  comme des ailes de papillon qui auraient poussé quelque part dans le creux laissé par une peur de mourir.  La toute première. 

 

Je n’ai pas eu peur, surtout pas de mourir  - mais à mon tour, je souris dans le vide, je souris en silence à quelque chose que je ne peux pas bien décrire.  Mais je vous jure:  c’est magnifique. 

1 commentaire:

  1. Très chère Véro de mon coeur, tu ne sais que trop bien combien et avec quelle facilité je pourrais défaire ou refaire cette, ces nuits Avignonaise, car moi aussi j'en était. Mais sois sans crainte, je n'en ferai rien car pour tout te dire et le faire simplement c'est toi qui a raison-"c'était magnifique"
    Merci de savoir si bien mettre les mots sur ces évênements!
    MERCI
    Alain

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